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12 août 2013 1 12 /08 /août /2013 09:17

Thomas Piketty et Gabriel Zucman (2013) ont observé l’évolution en longue période des ratios patrimoine sur revenu et en ont offert des éléments d’explications. Ils utilisent les bilans nationaux des huit principales économies industrialisées, en l’occurrence les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada et l’Australie. Les données remontent pour certaines d’entre elles (l’Allemagne et la France) jusqu’au dix-huitième siècle. Les auteurs constatent dans tous les pays une augmentation progressive des ratios richesse sur revenu au cours des dernières décennies : ils tournaient autour de 200 à 300 % en 1970 et sont compris entre 400 et 600 % en 2010. Les ratios semblent ainsi peu à peu retrouver en Europe leurs valeurs au dix-neuvième siècle, c’est-à-dire entre 600 et 700 %. Aux Etats-Unis, le ratio a également connu une courbe en U, mais beaucoup moins prononcée.

GRAPHIQUE Ratios patrimoine privé sur revenu national (1970-2010)

Piketty-Ratio.png

source : Piketty et Zucman (2013)

La dynamique à long terme des prix d’actifs contribue à expliquer l’évolution en U des ratios en Europe. Les marchés financiers se développaient sans entraves jusqu’à la Première Guerre mondiale. En revanche, plusieurs politiques que Piketty qualifie d’« anti-capital » ont été par la suite mises en place, contribuant à faire baisser les prix d’actifs. Outre les guerres mondiales, ces mesures se sont révélées être de puissants chocs pour le patrimoine au cours du vingtième siècle. Inversement, le retrait progressif de ces politiques à partir des années soixante-dix a été suivi par une nouvelle hausse des prix d’actifs. D’autre part, l’évolution du ratio trouve également une explication dans le ralentissement de la croissance de la productivité et de la population. Selon la formule Harrod-Domar-Solow, le ratio patrimoine sur revenu de long terme (β) est égal à long terme au taux d’épargne net (s) divisé par le taux d’accroissement du revenu (g), soit :

β = S / g

Ainsi, pour s = 10 %, β est égal à environ 300 % si g = 3 % et à environ 600 % si g = 1,5 %. Ou, pour reprendre les termes de Piketty et Zucman, le capital est de retour car les économies renouent avec une faible croissance. Puisque la croissance de la productivité et de la population a fortement ralenti en Europe et au Japon, la formule permet d’expliquer une large part de la remontée des ratios richesse que l’on a pu observer en leur sain. Elle explique également pourquoi les ratios patrimoine sur revenu sont plus faibles aux Etats-Unis qui se sont certes caractérisés par une plus forte croissance démographique, mais pas par des taux d’épargne plus élevés.

La formule Harrod-Domar-Solow semble assez bien expliquer la dynamique à très long terme de l’accumulation de patrimoine. Tant qu’elles génèreront des flux importants d’épargne (selon des motifs de succession, de cycle de vie et de précaution), les économies présentant un faible g seront caractérisées par un β élevé. Certes, les effets de valorisation et les destructions de richesse associées aux guerres jouent un rôle à l’échelle de quelques années, voire de quelques décennies. Mais dans les principaux pays développés, les niveaux de patrimoine que l’on observe aujourd’hui sont plutôt bien expliqués par les taux d’épargne et les taux de croissance du revenu observés entre 1970 et 2010, et ce en ligne avec les modèles fondateurs d’accumulation du capital à un bien.

La formule β = s/g a tout d’abord été dérivée par Henry Harrod (1939) et Evsey Domar (1947) en utilisant des fonctions de production à coefficient fixe. Cette hypothèse d’une complémentarité du travail et du capital permettait aux deux auteurs postkeynésiens d’observer que la croissance était « sur le fil du rasoir ». Dans leur modèle, le β et l’idée d’une croissance déséquilibrée dépendent donc étroitement de la technologie. Robert Solow (1956) est le premier à avoir déduit cette formule d’un modèle néoclassique en utilisant une fonction de production où travail et capital sont substituables. Cette hypothèse de substituabilité des facteurs, couplée à celle d’une flexibilité des prix, permet au modèle de générer une croissance équilibrée. Pour Piketty et Zucman, il est évident qu’il y a une forte substitution entre capital et travail à long terme. Pourtant, cela ne signifie pas nécessairement que la croissance soit stable. 

En effet, la stabilité financière peut être remise en cause lorsque les ratios patrimoine sur revenu atteignent des niveaux élevés, puisque ceux-ci sont alors susceptibles d’alimenter des bulles sur les marchés d’actifs domestiques. Piketty et Zucman notent que les bulles immobilières et financières risquent d’être particulièrement dévastatrices lorsque le stock total de la richesse représente 6 à 8 années du revenu. Par exemple, selon leurs calculs, le ratio patrimoine sur revenu s’élevait à 700 % lorsque la bulle japonaise atteignait sa taille maximale à la fin des années quatre-vingt ; il s’élevait à 800 % en Espagne en 2008-2009 lorsque l’économie basculait dans la Grande Récession. Puisqu’il est difficile de juger du caractère excessif des hausses de prix d’actifs, la surveillance des ratios de richesse sur revenu se révèle essentielle pour orienter l’action des banques centrales et des régulateurs financiers.  

L’étude vient éclairer les récentes évolutions de la répartition du revenu. Jusqu’au début du dix-huitième siècle, le capital se composait principalement de la terre, si bien qu’il n’y avait que de faibles possibilités de substitution entre le capital et le travail. Avec la multitude de formes que le capital est désormais susceptible de prendre, l’élasticité de substitution entre le travail et le capital pourrait aujourd’hui être supérieure à 1. Or, même avec une élasticité à peine supérieure à 1, les hausses du ratio capital-production sont susceptibles d’entraîner une augmentation de la part du revenu rémunérant le capital semblable à celle qui est observée dans les pays avancés depuis les années soixante-dix. Ainsi, tant que la croissance économique demeure faible et les ratios richesse sur revenu importants, la déformation du revenu au profit du capital est susceptible de se poursuivre.

Le niveau élevé des ratios patrimoine sur revenu amène enfin Piketty et Zucman à s’interroger sur l’imposition du patrimoine. En raison des processus cumulatifs à l’œuvre dans les inégalités de richesse, le patrimoine est fortement concentré. Avec le retour des ratios patrimoine sur revenu à des niveaux élevés, les inégalités de patrimoine vont donc jouer un rôle de plus en plus important dans la dynamique des inégalités ces prochaines décennies, ce qui rend plus impérieux une fiscalité progressive du capital et des successions. Si la concurrence fiscale au niveau international empêche un tel changement politique, les auteurs n’excluent pas une nouvelle vague d’antimondialisation et de politiques anti-capital.

 

Références

DOMAR, Evsey (1947), « Expansion and employment », in American Economic Review, vol. 37, n° 1.

HARROD, Henry (1939), « An essay in dynamic theory », in Economic Journal, vol. 49, n° 193.

PIKETTY, Thomas, & Gabriel ZUCMAN (2013), « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 », Paris School of Economics, 26 juillet. 

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

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8 août 2013 4 08 /08 /août /2013 20:04

L’économie mondiale a connu une forte désinflation ces dernières décennies. Le taux d’inflation est passé en moyenne de 26 % en 1990 à 3,8 % en 2005. Si les économies avancées se caractérisent par de plus faibles taux d’inflation que les pays en développement, ces derniers ont également connu une forte désinflation. Entre 1980 et 2005, le taux d’inflation est passé de 12,9 % à 2,22 % dans les pays développés, tandis qu’il passait de 28,30 % à 5,86 % dans les pays en développement. Gregor Schwerhoff et Mouhamadou Sy (2013 a, b) observent la distribution des taux d’inflation entre une centaine de pays entre 1980 et 2010. Ils en tirent trois constats. Tout d’abord, les taux d’inflation tendent effectivement à se concentrer de plus en plus près de zéro. Ensuite, toutes les régions sont affectées à travers le monde. Autrement dit, la désinflation est un phénomène universel qui ne peut être attribué à quelques « poids lourds » de l’économie mondiale. Enfin, le changement s’opère progressivement au cours des deux décennies, sans qu’une quelconque discontinuité soit visible dans l’évolution du taux d’inflation. 

Une large part de la chute de l’inflation est souvent attribuée à l’amélioration du cadre institutionnel des banques centrales et à leur plus grande maîtrise dans la conduite de la politique monétaire. En l’occurrence, l’indépendance des banques centrales et l’adoption du ciblage d’inflation leur auraient permis d’ancrer plus efficacement les anticipations. Le fait que l’inflation se soit stabilisé autour des niveaux ciblés par les banques centrales (c'est-à-dire 2 %) suggère que celles-ci ont effectivement acquis une plus grande crédibilité et sauraient plus amplement maîtriser les anticipations. Toutefois, comme le note Kenneth Rogoff (2003), l’inflation a également reflué dans les pays qui sont dotés d’institutions faiblement développées et qui connaissent par une instabilité politique. L’universalité de la désinflation mondiale invite donc à rechercher ses causes dans des facteurs autres que monétaires. 

D’autres explications ont ainsi été avancées. Certains auteurs mettent l’accent sur les développements technologiques, l’innovation stimulant les gains de productivité et ces derniers poussant les prix à la baisse. Or, si les Etats-Unis ont effectivement connu une accélération des gains de productivité au cours des années quatre-vingt-dix avec la diffusion des nouvelles technologies d’information et de communication, la croissance de la productivité ralentissait au même instant dans plusieurs pays européens. Les évolutions observées sur les marchés du travail ont également pu contribuer à la désinflation mondiale. De réformes du marché du travail ont été mises en place dans les années quatre-vingt afin d’en accroître la flexibilité. La montée du chômage et sa persistance à des niveaux élevés dans les pays européens ont modifié le rapport de force entre les travailleurs et leurs employeurs, ce qui a amené les premiers à plus facilement accepter la modération salariale et une réduction de la protection du travail. Il n’est alors pas surprenant de voir que la désinflation mondiale est synchrone à une déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du travail.

Depuis Kenneth Rogoff (2003), plusieurs auteurs mettent en avant le rôle-même de la mondialisation dans la désinflation mondiale. Depuis les années quatre-vingt, les échanges extérieurs ont été stimulés par la chute des barrières à l’échange, notamment des coûts de transport et des droits de douane. Par conséquent, le taux d’ouverture (mesuré comme la somme des importations et exportations rapportée au PIB) est passée en moyenne de 39 % à 54 % entre 1990 et 2005. Avec l’ouverture croissante des pays au commerce extérieur, l’inflation domestique devient de plus en plus sensible aux dynamiques mondiales (et, réciproquement, de moins en moins sensible aux évolutions domestiques, ce qui jette un doute sur la capacité des banques centrales à contrôler l’inflation domestique). En l’occurrence, l’intégration croissante des pays émergents d’Asie au commerce international s’est révélée être une force déflationniste pour l’économie mondiale. Ces pays, caractérisés par de faibles coûts de production, ont en effet alimenté les marchés internationaux en biens manufacturés, puis en services, à bas prix, contribuant ainsi à réduire l’inflation importée au sein de chaque économie. Cette pression à la baisse sur les prix mondiaux s’est renforcée avec le poids croissant des pays émergents dans l’économie mondiale.

L’ouverture a des effets plus indirects sur les prix. La mondialisation et la dérégulation des marchés réduisent le pouvoir de marché des entreprises en intensifiant la concurrence, ce qui se traduit par une baisse des prix réels. Pour relier la désinflation à l’ouverture, Schwerhoff et Sy (2013a, b) mettent particulièrement l’accent sur l’effet du commerce international sur la productivité. Une plus grande ouverture accroît la concurrence au profit des entreprises les plus efficaces. Cette intensification de la concurrence force les entreprises les moins productives à sortir du marché et la production est donc réaffectée vers les entreprises les plus productives. La productivité moyenne d’un secteur donné tend alors à augmenter et les prix à diminuer. En outre, face à une plus forte concurrence, les entreprises sont incitées à davantage innover, ce qui stimule les gains de productivité et les baisses de prix.

Il est probable que la désinflation mondiale résulte d’une combinaison de dynamiques et non de la seule action des banques centrales (la déconnexion entre l’inflation domestique et la demande intérieure incite par ailleurs à revoir le rôle que peut jouer la politique monétaire et les contraintes qui pèsent sur celle-ci). Or, rien n’assure que ces diverses dynamiques se poursuivront indéfiniment. Les coûts de production s’accroissent dans les pays émergents, ce qui réduit la contribution de ces derniers à la stabilité des prix. En outre, les taux d’ouverture peuvent cesser de s’accroître, voire même décliner : la mondialisation ne constitue pas un processus irréversible

 

Références

BLOT, Christophe, Marion COCHARD, Frédéric REYNES & Xavier TIMBEAU (2006), « Inflation : retour d’une crainte ou crainte d’un retour ? », in Revue de l’OFCE, n° 99, octobre.

QIN, Duo, & Xinhua HE (2012), « Globalization effect on inflation in the Great Moderation era: New evidence from G10 countries », MPRA, working paper, n° 32994.

ROGOFF, Kenneth (2003), « Globalization and global disinflation », discours prononcé à Jackson Hole, dans le cadre de la conférence « Monetary policy and uncertainty: Adapting to a changing economy », août.

SCHWERHOFF, Gregor, & Mouhamadou SY (2013a), « The non-monetary side of the global disinflation ». 

SCHWERHOFF, Gregor, & Mouhamadou SY (2013b), « How globalization helped decreasing inflation », in EconoMonitor (blog), 6 août.

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5 août 2013 1 05 /08 /août /2013 21:18

La crise financière de 2007 a provoqué un large mouvement de désendettement parmi les agents privés des pays avancés et poussé les taux d’épargne à la hausse, faisant basculer l’économie mondiale dans la récession. Les Etats et banques centrales sont alors intervenus pour éviter l’effondrement du système bancaire et assoupli leurs politiques conjoncturelles pour restaurer la demande globale. Le ralentissement de l’activité et la réaction des autorités publiques ont fortement creusé les déficits publics, alors même que les niveaux de la dette publique au sein des pays avancés étaient déjà jugés excessivement élevés. Cette nouvelle dégradation des finances publiques a suscité de profondes inquiétudes quant à la capacité des Etats à maintenir leur dette sur une trajectoire soutenable. Ce sont surtout les pays de la zone euro qui ont cristallisé les inquiétudes. La Grèce entre en crise budgétaire à l’automne 2009, puis les rendements des obligations souveraines s’élèvent brutalement en Espagne, en Italie et au Portugal fin 2010. Ainsi, les taux d’intérêt, qui avaient connu une convergence au cours des dix précédentes années avec l’intégration européenne, commencent à diverger, les marchés faisant manifestement la distinction entre deux groupes d’Etat-membres : d’un côté, ceux de la « périphérie » qui subissent une hausse insoutenable des primes de risque souverain et, de l’autre, ceux du « noyau » qui bénéficient de taux d’intérêt historiquement faibles. Les pays qui subissent les plus fortes turbulences sur les marchés de la dette souveraine ont multiplié les mesures d’austérité budgétaire pour restaurer la confiance et réduire les spreads souverains. Les autres Etats-membres ont également adopté des efforts de consolidation budgétaire pour contenir la contagion et éviter que leur propre solvabilité soit mise en doute.

Dans certains pays, la variation des primes de risque souveraines peuvent toutefois difficilement s’expliquer par l’évolution des fondamentaux économiques [De Grauwe et Ji, 2012 ; Bruneau et alii, 2012]. Si la dette et le déficit atteignaient effectivement des niveaux insoutenables en Grèce, la situation budgétaire des autres pays menacés par une crise de la dette n'était pas plus désastreuse que celle des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. En 2009, l’Espagne respectait le principal critère de Maastricht en matière de politique budgétaire, puisque sa dette publique représentait moins de 60 % du PIB. L’Italie nécessitait certes un ajustement budgétaire pour assurer le service de sa dette, mais l’effort qu'elle devait réaliser apparaissait modeste tant que les taux d’intérêt se maintenaient à un faible niveau. 

Plusieurs auteurs ont développé l’idée que les crises de dette souveraine, notamment celle des pays européens, pouvaient résulter d’anticipations autoréalisatrices. Autrement dit, la soutenabilité de la dette publique ne dépendrait pas des seuls fondamentaux (notamment du volume de la dette, du solde primaire, etc.). Lorsque les investisseurs craignent pour une raison ou une autre que l’Etat ait des difficultés à faire face à la charge de sa dette, ils se défont de leurs obligations souveraines. Ces ventes poussent les taux d'intérêt à la hausse et le gouvernement risque alors de plus avoir la possibilité de refinancer sa dette autrement qu’à des taux prohibitifs. La crise de liquidité peut alors très rapidement dégénérer en crise de solvabilité. En effet, les Etats vont tenter de consolider leurs finances publiques pour retrouver la confiance des marchés. Si l’économie était initialement en récession, les mesures d’austérité dépriment davantage l’activité, si bien qu’elles sont susceptibles de conduire à une nouvelle hausse du ratio dette sur PIB. Avec la hausse des taux d’intérêt et la contraction de l’activité, les Etats sont finalement contraints de faire défaut sur leur dette. Ainsi, un Etat peut devenir insolvable simplement parce que les investisseurs craignent le défaut. Ces derniers agissent en effet d'une telle manière que la probabilité de défaillance s’élève, et ce même si leurs inquiétudes étaient initialement infondées. S’il se produit, le défaut validera les craintes initiales : les anticipations se seront révélées « autoréalisatrices ». En dernier ressort, une dette publique est soutenable tant que les créanciers la considèrent comme telle. La littérature économique formalise cette idée en mettant en avant l’existence d’équilibres multiples. Ces derniers sont particulièrement instables en présence d’anticipations autoréalisatrices : un simple revirement des anticipations est susceptible de faire basculer une économie d’un bon équilibre à un mauvais.

Toutefois, un Etat en difficulté peut en principe faire appel à la banque centrale pour réduire le risque d’une crise de liquidité. Par conséquent, Paul De Grauwe et Yuemei Ji (2012) estiment que les pays-membres de la zone euro ont, par essence, une plus forte chance de connaître une crise de la dette souveraine que les pays qui s'endettent dans leur propre monnaie, et ce même si ces derniers ont des finances publiques plus dégradées. Les Etats-membres de l'union monétaire ne peuvent en effet compter sur une banque centrale pour fournir de la liquidité si celle-ci venait à manquer. A ce titre, ils partagent la même vulnérabilité face aux crises de la dette souveraine que les pays en développement qui émettent une dette libellée dans une devise étrangère (en général le dollar). Lorsqu’une crise de liquidité survient dans une union monétaire, les pays qui perdent la confiance des marchés (les pays périphériques de la zone euro) se retrouvent à un mauvais équilibre caractérisé par des taux d'intérêt élevés et une fuite des capitaux, puisque les investisseurs recherchent des placements plus sûrs dans le reste du monde. Ces pays sont alors susceptibles de basculer dans la récession comme les taux d’intérêt élevés incitent leur gouvernement à mettre en œuvre des plans d'austérité budgétaire. Inversement, les pays qui gardent la confiance des obligataires (les pays du noyau) sont maintenus à un bon équilibre : ils reçoivent les flux de liquidités en provenance de la périphérie. Ces afflux exercent une pression à la baisse sur leurs taux d’intérêt et stimulent ainsi leur économie. 

De Grauwe et Yuemei Ji ont testé au niveau empirique la pertinence de leur théorie. Ils constatent que les hausses de primes de risque qui furent observées en 2010 et 2011 se sont produites indépendamment de l’évolution du ratio de dette publique sur PIB. La Grèce fait toutefois exception, puisque la hausse du spread sur sa dette publique s’explique effectivement par la détérioration de ses finances publiques. Par contre, les pays qui n’appartiennent pas à une zone monétaire et qui empruntent dans leur propre devise apparaissent immunisés contre les crises de liquidité. Ils ont en effet traversé la Grande Récession sans connaître une hausse significative de leur spread, alors même que certains d'entre eux avaient des ratios de dette publique sur PIB plus élevés que ceux de la zone euro. 

Pour De Grauwe et Yuemei Ji (2012), les équilibres multiples apparaissent dans une zone monétaire lorsque les Etats-membres ne peuvent compter sur l’intervention d’un prêteur en dernier ressort. En annonçant au milieu de l’année 2012 qu’elle soutiendrait sans limites les marchés d’obligations publiques, la BCE a dissipé les craintes d’un effondrement imminent de la zone euro. L’annonce a été suivie par une forte baisse des primes de risque souverain. De Grauwe et Yuemei Ji (2013) confirment que cette évolution des spreads n’est pas liée à une baisse des ratios d’endettement ; au contraire, ces derniers ont continué à augmenter. Ainsi, en endossant enfin son rôle de prêteur en dernier ressort aux Etats, la BCE semble avoir réussi à  « casser » les anticipations et à ramener les économies à un bon équilibre. L’annonce semble en outre avoir été suffisamment crédible pour que la banque centrale n’ait pas eu jusqu’ici à intervenir sur les marchés obligataires pour stabiliser les taux d'intérêt. 

Puisque la crise de la dette souveraine en zone euro s’explique essentiellement par les anticipations autoréalisatrices, la réaction des autorités budgétaires apparaît absurde, dictée par la seule urgence. Les turbulences sur les marchés obligataires ont conduit l’ensemble des gouvernements de la zone euro à privilégier la consolidation budgétaire au détriment du soutien à l’activité. Alors que le secteur public aurait dû continuer à dépenser pour permettre aux agents privés de se désendetter, il a contraire cherché à immédiatement consolider son propre bilan, ce qui a soumis la zone euro à de puissantes pressions récessives. Les pays qui ont subi les plus fortes hausses de spreads ont mis en œuvre les mesures d’austérité les plus sévères [De Grauwe et Ji, 2013]. Ils ont alors basculé dans une spirale perverse où la contraction de l’activité et la détérioration du solde budgétaire se sont mutuellement entretenus. Or, s’il y a une déconnexion entre les primes de risque et les fondamentaux, une politique qui viserait exclusivement à améliorer les fondamentaux (en l’occurrence, à réduire le fardeau de dette publique) peut ne pas suffire à contenir les spreads. L’intervention de la BCE s’est par contre révélée cruciale dans la stabilisation des marchés obligataires. Ainsi, non seulement la thérapie de choc macroéconomique que se sont infligés les pays périphériques apparaît bien vaine, mais elle a surtout contribué à dégrader leurs finances publiques en détériorant le potentiel de croissance de leur économie. Or, la croissance économique est bien un élément déterminant pour la soutenabilité des finances publiques. L’intervention de la BCE a certes réduit le risque d’anticipations autoréalisatrices, mais les fondamentaux sont peut-être aujourd'hui suffisamment affaiblis pour que les craintes relatives à la solvabilité des finances publiques soient désormais justifiées. 

 

Références

BRENDER, Anton, Emile GAGNA & Florence PISANI (2012), La Crise des dettes souveraines, Repères, La Découverte.

BRUNEAU, Catherine, Anne-Laure DELATTE & Julien FOUQUAU (2012), « Is the European sovereign crisis self-fulfilling? Empirical evidence about the drivers of market sentiments », OFCE, document de travail, septembre.

CONESA, Juan Carlos, & Timothy J. KEHOE (2012), « Gambling for redemption and self-fulfilling debt crises », Federal Reserve Bank of Minneapolis, Research department staff report, n° 465, juin.

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2012), « Self-fulfilling crises in the eurozone. An empirical test », CAMA working paper, août. 

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2013), « Panic-driven austerity in the Eurozone and its implications », in VoxEU.org, 21 janvier.

LORENZONI, Guido, & Iván WERNING (2013), « Slow moving debt crises », NBER working paper, n° 19228, juillet.

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