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6 avril 2019 6 06 /04 /avril /2019 10:51
Comment la fiscalité influe sur la migration

L'idée que les hauts revenus migrent facilement pour échapper à l'impôt est populaire. Après tout, les médias relatent régulièrement l'histoire de célébrités devenues exilés fiscaux. De nombreuses rockstars britanniques ont émigré pour des raisons fiscales : les Rolling Stones pour la France dans les années soixante-dix, David Bowie pour la Suisse, Ringo Starr pour Monte-Carlo, Sting pour l'Irlande, etc. Récemment, de nombreuses stars du sport ont élu domicile dans des paradis fiscaux. Et cette apparente sensibilité des hauts revenus à la fiscalité a souvent été invoquée, notamment par les politiciens, pour appeler à alléger la fiscalité pour attirer ou retenir les talents, contenir une possible « fuite des cerveaux » (brain drain).

Henrik Kleven, Camille Landais, Mathilde Muñoz et Stefanie Stantcheva (2019) viennent de passer en revue la littérature portant sur les effets de la taxation des revenus personnels sur la mobilité géographique des personnes. Ils rappellent que la science économique développe depuis longtemps l'idée que la fiscalité puisse affecter les choix de résidence des individus. Par exemple, la littérature en finances publiques locales part de l’idée que les individus prennent en compte les taxes et les services publics proposés par chaque localité pour décider de leur lieu de résidence [Tiebout, 1956], tandis que la littérature autour de la taxation optimale estime que la possibilité de migrer contraint la conception de la fiscalité et qu'elle est susceptible par là d’entraîner une concurrence fiscale inefficace lorsque les autorités fiscales ne se coordonnent pas [Mirrlees, 1982].

Et pourtant, Kleven et ses coauteurs notent qu’il n’existe qu’une douzaine d’articles cherchant à déterminer empiriquement les effets que l’imposition sur le revenu des particuliers peut avoir sur la migration. Ils soulignent que les difficultés rencontrées par les analyses empiriques, en termes de données et d’identification, ont empêché pendant longtemps les avancées dans ce domaine de recherche. Il a fallu attendre récemment, que de nouvelles sources de données soient constituées et que des approches quasi-expérimentales soient développées, pour qu’il soit possible de proposer des estimations crédibles des réponses de la migration. Pour ce faire, le plus opportun est d'utiliser les taux moyens d'imposition, mais ces derniers ne sont pas faciles à calculer. C'est pour cela que les récentes études se sont appuyées sur les taux marginaux d'imposition et donc se sont focalisées sur les hauts revenus.

Plusieurs études ont adopté un point de vue macroéconomique, cherchant à déceler un lien empirique entre le stock d’étrangers et les taux d’imposition en étudiant des échantillons de pays. Elles mettent en évidence qu'il y a une forte dispersion des taux d'imposition entre les pays ; qu'il y a aussi une forte dispersion de la part des travailleurs étrangers au sommet de la distribution des revenus ; surtout, qu'il n'y a pas de corrélation entre le stock d'étrangers et le taux d'imposition. A la limite, si un semblant de corrélation apparaît, son signe est positif : ce sont les pays avec une part importante d'étrangers au sommet de la répartition des revenus qui présentent les taux d'imposition sur les hauts revenus les plus élevés. Même lorsque l'on observe la relation entre les variations respectives de ces deux variables, il n'y a pas de corrélation tangible qui apparaisse. Au final, il semble que les stocks et flux d'immigrants varient significativement d'un pays à l'autre pour des raisons autres que des raisons fiscales, ce qui rend nécessaire de contrôler les déterminants non fiscaux derrière les décisions de résidence.

Afin d’éviter le biais des comparaisons transnationales, d’autres études ont adopté des approches quasi-expérimentales se focalisant sur les effets de réformes fiscales instaurées par des pays en particulier. Elles notent que les taux marginaux d’imposition sur les résidents domestiques sont relativement élevés dans les pays d’Europe du nord et relativement faibles dans les pays anglo-saxons ; ce résultat est moins marqué pour la taxation des étrangers, dans la mesure où des régimes fiscaux préférentiels sont souvent proposés aux étrangers dans les pays à forte imposition ; l’instauration de tels régimes préférentiels crée une forte variation dans les incitations en matière de résidence. L'observation des effets de l'instauration de régimes fiscaux préférentiels pour les étrangers à haut revenu au Danemark en 1991 suggère que le stock d'étrangers réagit fortement au taux d'imposition [Kleven et alii, 2014]. Cela dit, ce constat n'est pas forcément observable dans d'autres pays ou pour l'ensemble des catégories socioprofessionnelles. Par rapport aux autres secteurs d'activité, les étrangers travaillant dans le secteur du sport et du divertissement sont bien plus sensibles à la fiscalité, en particulier dans le sport, en premier lieu pour les footballeurs étudiés par Henrik Kleven et alii (2013). Ce sont surtout les travailleurs à haut revenu et les professions ayant du capital humain peu lié à la localisation qui apparaissent les plus sensibles aux impôts dans leur décisions de localisation. Enfin, les expatriés et les autochtones sont bien moins sensibles que les étrangers [Kleven et alii, 2013], comme le montre également l'exemple des inventeurs « superstars » étudiés par Ufuk Akcigit et alii (2016). 

Les personnes n’ont pas forcément à migrer pour éviter la taxation : ils peuvent déplacer la base imposable, ce qui est possible dans le cas de la richesse. Les premières études qui ont cherché à déterminer la mobilité internationale de la richesse ont recherché des corrélations en étudiant des échantillons de pays. Cette littérature suggère que les dispositions fiscales internationales influencent significativement l’allocation du capital, que l’évitement fiscal menace directement la perception des recettes fiscales et la redistribution et que la conception de la fiscalité s’en trouve fortement contrainte. Ce sont de récents travaux qui ont proposé des preuves empiriques plus directes, en cherchant à quantifier le montant de richesse non déclarée détenue dans les paradis fiscaux. En s’appuyant sur les données des Panama Papers, Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman (2017) ont montré que la probabilité de détenir des actifs à l’étranger augmentait fortement dans le sommet de la répartition des revenus : la moitié de la richesse détenue à l’étranger appartient aux 0,01 % les plus aisés et ces derniers dissimulent ainsi un quart de leurs obligations fiscales. Plus récemment encore, des études ont cherché à identifier les réponses comportementales aux modifications fiscales en estimant les élasticités de la richesse imposable. Par exemple, en observant les effets d’une réforme fiscale au Danemark, Katrine Jakobsen et alii (2018) constatent que les élasticités à long terme de la richesse imposable vis-à-vis des rendements nets des taxes parmi les plus riches. Marius Brülhart et alii (2017) décèlent aussi de fortes réponses de la richesse imposable en Suisse, mais ils notent aussi qu’elles s’expliquent, non pas par la mobilité géographique des personnes d’un canton à l’autre, mais par celle de la richesse déclarée.

En ce qui concerne les implications pour la conception de la fiscalité, Kleven et ses coauteurs (2019) distinguent les politiques fiscales selon qu’elles sont ou non coordonnées. Dans le cas de politiques non coordonnées, le taux d’imposition optimal des étrangers est déterminé par l’arbitrage entre les pertes de recettes provoquées par les allègements d’impôts accordés aux immigrés et les gains en termes d’externalités qu’il y a à attirer des d’immigrés supplémentaires. Il dépend négativement de l’élasticité de la mobilité des étrangers et du degré auquel ils génèrent des externalités positives. Les analyses théoriques et empiriques suggèrent alors qu’il est justifié que les pays accordent des régimes fiscaux préférentiels aux étrangers. Kleven et alii soulignent ici plusieurs nuances et limites. Premièrement, plus un pays est petit, plus les incitations à réduire les impôts pour les étrangers est forte. Cela explique d’ailleurs pourquoi les paradis fiscaux sont souvent de petits pays. Deuxièmement, la politique fiscale optimale pour un pays ne l’est pas pour le reste du monde : si un pays cherche à attirer les migrants, ce sera au détriment des autres pays. Troisièmement, lorsqu’un pays réduit ses impôts, cela accroît les incitations des autres pays à réduire les leurs, si bien qu’il y a un risque de course au moins-disant fiscal, ce qui serait sous-optimal. Enfin, si l’on considère une taxation uniforme, aussi bien pour les résidents que pour les étrangers, le taux d’imposition optimal sera proche de celui des résidents, dans la mesure où ces derniers constituent l’essentiel de la population. 

Henrik Kleven et ses coauteurs (2019) concluent leur revue de la littérature en soulignant que les constats empiriques ne confirment pas forcément l'idée que le niveau de l'imposition ou sa progressivité doivent inéluctablement être réduits. D'une part, les fortes élasticités de la mobilité que la littérature a mises en évidence ne concernent que des groupes de personnes ou des pays en particulier. D'autre part, la réaction de la mobilité à la fiscalité n'est pas exogène, structurelle : elle dépend de la taille de la juridiction fiscale, du degré de coordination de la politique fiscale et de tout un éventail de politiques non fiscales. En l'occurrence, la présence d'infrastructures, de services publics et d'effets d'agglomération contribuent tout particulièrement à rendre un pays attractif.

 

Références

AKCIGIT, Ufuk, Salomé BASLANDZE & Stefanie STANTCHEVA (2016), « Taxation and the international mobility of inventors », in American Economic Review, vol. 106, n° 10.

ALSTADSÆTER, Annette, Niels JOHANNESEN & Gabriel ZUCMAN (2017), « Tax evasion and inequality », document de travail, NBER, working paper, n° 23772.

BRÜLHART, Marius, Jonathan GRUBER, Matthias KRAPF & Kurt SCHMIDHEINY (2017), « The elasticity of taxable wealth: Evidence from Switzerland », NBER, working paper, n° 22376.

JAKOBSEN, Katrine, Kristian JAKOBSEN, Henrik J. KLEVEN & Gabriel ZUCMAN (2018), « Wealth taxation and wealth accumulation: Theory and evidence from Denmark », NBER, working paper, n° 24371.

KLEVEN, Henrik J., Camille LANDAIS & Emmanuel SAEZ (2013), « Taxation and international migration of superstars: Evidence from the European football market », in American Economic Review, vol. 103, n° 5.

KLEVEN, Henrik, Camille LANDAIS, Mathilde Muñoz & Stefanie STANTCHEVA (2019), « Taxation and migration: Evidence and policy implications », CEPR, discussion paper, n° 13649.

LEVEN, Henrik J., Camille LANDAIS, Emmanuel SAEZ & Esben A. SCHULTZ (2014), « Migration and wage effects of taxing top earners: Evidence from the foreigners’ tax scheme in Denmark », in Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

MIRRLEES, James A. (1982), « Migration and optimal income taxes », in Journal of Public Economics, vol. 18, n° 3.

TIEBOUT, Charles M. (1956), « A Pure theory of local expenditures », in Journal of Political Economy, vol. 64, n° 5.

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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 22:20
Quelles sont les répercussions macroéconomiques du plus grand pouvoir de marché des entreprises ?

Plusieurs tendances inquiétantes ont marqué les économies développées ces dernières décennies. Par exemple, les coûts d’emprunt ont diminué et, comme le suggère par exemple le Q de Tobin (qui rapporte la valeur boursière des entreprises sur la valeur de leur stock de capital), les rendements de l’investissement ont augmenté, et pourtant ce dernier est resté atone : dans les pays développés, l’investissement privé fixe est d’environ inférieur de 25 % en moyenne par rapport à sa tendance d’avant-crise depuis la crise financière mondiale. La richesse financière a eu tendance à croître plus vite que le capital productif. La part des revenus nationaux rémunérant le travail a eu tendance à diminuer et les inégalités de revenu à augmenter. Ou encore, la croissance de la productivité a durablement ralenti [Adler et alii, 2017].

Une cause est susceptible d’expliquer toutes ces tendances : ces dernières décennies, que ce soit aux Etats-Unis [De Loecker et Eeckhout, 2017 ; Eggertsson et alii, 2018] ou dans le reste des pays développés [Diéz et alii, 2018 ; De Loecker et Eeckhout, 2018], il se pourrait que la concurrence ait décliné et le pouvoir de marché des entreprises augmenté. En effet, un accroissement du pouvoir de marché des entreprises pourrait inciter ces dernières à moins investir, notamment dans l’accumulation du capital physique et la recherche-développement. Un tel sous-investissement contribuerait à freiner la croissance de la productivité, sans que les rendements du capital en soient affectés. Les cours boursiers augmenteraient alors plus vite que la valeur du capital productif, ce qui pousserait mécaniquement à la baisse la part du travail dans la valeur ajoutée. Autrement dit, les débats autour de la réglementation des géants du numérique qui enflamment les deux côtés de l’Atlantique ne sont peut-être pas absurdes [Rogoff, 2019]

Il est difficile de juger quelle est l’importance du pouvoir de marché d’une entreprise. La concentration d’un marché ne suffit pas pour mesurer celle des entreprises qui y sont présentes ; par exemple, une plus forte concurrence peut se traduire par une plus forte concentration, si les entreprises les plus efficaces évincent les moins efficaces. Par conséquent, la littérature s’est tournée vers d’autres indicateurs. Dans la mesure où l’on considère qu’une entreprise possède un pouvoir de marché si elle est à même de fixer un prix plus élevé que ses coûts marginaux, la littérature a cherché à mesurer ce pouvoir de marché en utilisant le taux de marge, qui rapporte le prix d’un bien sur le coût marginal de sa production. Dans la mesure où l’on peut également considérer qu’une entreprise possède un pouvoir de marché si elle est à même de dégager des surprofits, c’est-à-dire des rentes, on peut aussi chercher à déterminer l’ampleur de ces dernières pour juger de son pouvoir de marché. Mais ces divers indicateurs ne sont pas sans limites : par exemple, le taux de marge peut surestimer le pouvoir de marché en présence de coûts fixes et une mesure des rentes (par exemple l’indice de Lerner) est difficile à être estimée avec précision et s’avère volatil.

Dans le deuxième chapitre des nouvelles Perspectives de l’économie mondiale du FMI, Wenjie Chen, Federico Díez, Romain Duval, Callum Jones et Carolina Villegas-Sánchez (2019) ont étudié les données relatives à près d’un million d’entreprises couvrant de larges pans de l’économie de 27 pays, en l’occurrence 16 pays développés et 11 pays émergents, à partir de l’année 2000. Ils se sont appuyés sur trois types d’indicateurs, en l’occurrence les degrés de concentration des marchés, les taux de marge et des indices de Lerner, pour déterminer comment le pouvoir de marché des entreprises a évolué depuis le début du siècle, avant d’en identifier les répercussions économiques.

Leur analyse suggère que le pouvoir de marché a augmenté modérément dans les pays développés : le taux de marge a augmenté d’environ 7,7 % entre 2000 et 2015, en parallèle avec la hausse des profits et de la concentration des marchés. Il est resté à peu près stable dans les pays émergents, augmentant d’environ 1,8 % en leur sein, mais Chen et ses coauteurs notent que la concurrence sur le marché des produits était initialement plus faible dans les pays émergents que dans les pays développés.

Parmi les économies avancées, la hausse du pouvoir de marché des entreprises a été assez généralisée entre les pays, mais son amplitude diffère tout de même selon les pays ; elle a par exemple été plus forte aux Etats-Unis qu’en Europe. Elle a aussi été généralisée entre les secteurs, mais là aussi son amplitude diffère selon les secteurs : elle a été plus forte hors de l’industrie et dans les secteurs qui utilisent beaucoup les technologies digitales. Dans la plupart des pays, la hausse des marges au niveau agrégé s’explique essentiellement par celle des entreprise déjà en place et, dans une moindre mesure, par l’entrée sur les marchés de nouvelles entreprises à taux de marge élevé, plutôt que par une hausse de la part de marché des entreprises déjà en place qui présentaient des marges élevées. Mais les Etats-Unis font exception : les quatre cinquièmes de la hausse des taux de marge au niveau agrégé s’expliquent par la hausse de la part de marché des entreprises déjà en place présentant un taux de marge élevé, ce qui suggère qu’un processus de réallocation a été à l’œuvre, au bénéfice de l’économie.

Au sein de chaque secteur, la hausse des taux de marge se concentre sur une petite fraction des entreprises, en l’occurrence des entreprises souvent de petite taille, mais les plus grandes d’entre elles contribuent bien à la majorité des recettes que ce groupe génère. Les entreprises présentant un taux de marge élevé semblent réaliser de meilleures performances que les autres : leur productivité est plus forte, leur profitabilité plus élevée et elles sont davantage susceptibles d’investir dans des actifs intangibles comme les brevets et les logiciels.

Chen et ses coauteurs se sont ensuite tournés vers les répercussions de l’accroissement du pouvoir de marché des entreprises sur la croissance et la répartition du revenu. Leur analyse suggère que jusqu’à présent les répercussions macroéconomiques de l’accroissement de pouvoir de marché ont été assez modestes ; mais celles-ci pourraient être plus importantes si cette tendance se poursuivait. Malgré des profits et un Q de Tobin élevés, la hausse des taux de marge a contribué à affaiblir l’investissement [Gutiérrez et Philippon, 2016]. En effet, une hausse de 10 points de pourcentage du taux de marge d’une entreprise est associée à une baisse de 0,6 point de pourcentage de son taux d’investissement dans le capital physique. Au niveau agrégé, l’analyse empirique suggère que la production aurait été 1 % plus élevée aujourd’hui dans le pays développé moyen si le pouvoir de marché des entreprises ne s’était pas accru depuis 2000.

Le pouvoir de marché a un effet ambigu sur les décisions des entreprises en matière d’innovation. D’un côté, la perspective d’en acquérir un devrait les inciter à innover. D’un autre côté, c’est l’intensification de la concurrence, donc la réduction de leur pouvoir de marché, qui pourrait au contraire les inciter à innover, afin de s’extraire de cette concurrence. La littérature a tendance à évoquer une relation en U inversé : un accroissement du pouvoir de marché stimule tout d’abord l’innovation, puis il la freine [Aghion et alii, 2005]. L’analyse de Chen et alii tend à mettre en évidence une telle relation dans leur échantillon de 27 pays. Au niveau sectoriel, l’essentiel des observations se situe avant le point tournant, ce qui suggère que la hausse du pouvoir de marché a été bénéfique à l’innovation, mais c’est de moins en moins vrai : 21 % des observations se situaient au-delà du seuil en 2015, contre 15 % en 2000. 

La hausse du pouvoir de marché des entreprises devrait se traduire par une accélération de l’inflation, puisque celles-ci peuvent plus facilement relever leurs prix de vente. Mais elles peuvent aussi profiter de leur plus grand pouvoir de marché, non pour augmenter leurs prix, mais pour réduire leur production et leur investissement. Au niveau agrégé, la hausse des taux de marge peut affaiblir la demande, l’activité économique et l’emploi, ce qui compense en retour ses effets inflationnistes. Ce faisant, elle peut aussi contribuer à déprimer le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire accroître le risque que les taux d’intérêt soient contraints par leur borne inférieure lorsque l’économie bascule en récession, ce qui réduit la marge de manœuvre de la politique monétaire dans une telle situation.

Enfin, Chen et ses coauteurs se sont intéressés aux répercussions sur la répartition des revenus. Pour expliquer la déformation du partage des revenus nationaux au détriment du travail que l’on a pu observer ces dernières décennies, les études évoquent souvent le progrès technique, la mondialisation et le recul du pouvoir de négociation des travailleurs ; de plus en plus d’analyses suggèrent que l’accroissement du pouvoir de marché des entreprises y a contribué, dans la mesure où les rentes qu’elles génèrent vont être captées par les propriétaires de ces firmes [Barkai, 2016 ; Autor et alii, 2017], ce qui contribue directement à creuser les inégalités interpersonnelles de revenu [Gans et alii, 2018]. Selon Chen et ses coauteurs, la hausse du pouvoir de marché semble effectivement avoir quelque peu contribué à la déformation du partage de la valeur ajoutée : elle expliquerait 0,2 point de pourcentage de la baisse de la part du travail, soit environ un dixième de celle-ci. Une poursuite de l’accroissement du pouvoir de marché des entreprises pourrait ainsi davantage déformer le partage de la valeur ajoutée au détriment du travail.

 

Références

ADLER, Gustavo, Romain DUVAL, Davide FURCERI, Sinem KILIÇ ÇELIK, Ksenia KOLOSKOVA & Marcos POPLAWSKI-RIBEIRO (2017), « Gone with the headwinds: Global productivity », FMI, staff discussion note, n° 17/04, avril.

AGHION, Philippe, Nick BLOOM, Richard BLUNDELL, Rachel GRIFFITH, & Peter HOWITT (2005), « Competition and innovation: An inverted-U relationship », in Quarterly Journal of Economics, vol. 120, n° 2.

AUTOR, David, David DORN, Lawrence F. KATZ, Christina PATTERSON & John VAN REENEN (2017), « Concentrating on the fall of the labor share », NBER, working paper, n° 23108.

BARKAI, Simcha (2016), « Declining labor and capital shares », Université de Chicago, document de travail.

CHEN, Wenjie, Federico DÍEZ, Romain DUVAL, Callum JONES & Carolina VILLEGAS-SÁNCHEZ (2019), « The rise of corporate market power and its macroeconomic effects », in FMI, World Economic Outlook.

DE LOECKER, Jan, & Jan EECKHOUT (2017), « The rise of market power and the macroeconomic implications », NBER, working paper, n° 23687, août.

DE LOECKER, Jan, & Jan EECKHOUT (2018), « Global market power », CEPR, discussion paper, n° 13009, juin.

DÍEZ, Federico J., Daniel LEIGH & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2018), « Global market power and its macroeconomic implications », FMI, working paper, n° 18/137, juin.

EGGERTSSON, Gauti B., Jacob A. ROBBINS & Ella Getz WOLD (2018), « Kaldor and Piketty's facts: The rise of monopoly power in the United States », NBER, working paper, n° 24287, février.

GANS, Joshua, Andrew LEIGH, Martin SCHMALZ & Adam TRIGGS (2018), « Inequality and market concentration, when shareholding is more skewed than consumption », CESifo, working paper, n° 7402.

GUTIÉRREZ, Germán, & Thomas PHILIPPON (2016), « Investment-less growth: An empirical investigation », NBER, working paper, n° 22897.

GUTIERREZ, Germán, & Thomas PHILIPPON (2018), « How EU markets became more competitive than US markets: A study of institutional drift », NBER, working paper, n° 24700, juin.

ROGOFF, Kenneth (2019), « Elizabeth Warren’s big ideas on big tech », in Project Syndicate, 1er avril. Traduction française, « Les grandes idées d'Elizabeth Warren sur les géants du Web ».

VAN REENEN, John (2018), « Increasing differences between firms: Market power and the macroeconomy », CEP, discussion paper, n° 1576.

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31 mars 2019 7 31 /03 /mars /2019 10:46
Les robots, les intelligences artificielles et le travail

Les craintes suscitées par les robots ne datent pas de ces dernières décennies. On aime bien rappeler la révolte des luddites en Angleterre au début du dix-neuvième siècle : des ouvriers et artisans s’attaquèrent aux machines qui avaient été introduites dans l’industrie textile et qu’ils accusèrent de détruire leur emploi. Comme d’autres économistes de grande renommée, Keynes évoquait l’apparition d’un véritable « chômage technologique ». Alors qu’elles avaient fait leur apparition dans les années cinquante (notamment à travers les travaux d’Herbert Simon), ce sont aujourd’hui les intelligences artificielles qui suscitent de profondes inquiétudes. A la différence des simples robots, les intelligences artificielles désignent aussi bien des machines que des logiciels ou algorithmes, dont le point commun est qu’elles cherchent à reconnaître leur environnement et à interagir avec ce dernier en accumulant de l’expérience (à travers le « machine learning ») et en se la partageant (notamment via les « clouds »). Alors que les robots ont surtout suscité des craintes pour l’emploi des travailleurs peu qualifiés réalisant des tâches routinières manuelles, les intelligences artificielles promettent de concurrencer de plus en plus les travailleurs qualifiés pour la réalisation de tâches abstraites. 

Jusqu’à présent, ces craintes ne se sont pas concrétisées, du moins pas au niveau agrégé, puisqu’à long terme l’emploi a continué de progresser. Mais rien n’assure que l’avenir sera à l’image du passé. Certains doutent que la présente révolution information et les futures innovations aient les mêmes effets que les précédentes vagues d’innovation. Alors que Robert Gordon (2012) craint que l’innovation s’essouffle et étouffe ainsi la croissance économique, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2014) craignent plutôt de leur côté un « deuxième âge des machines » où les innovations tendraient au contraire à s’accélérer et à faire disparaître l’emploi, le nombre de tâches réalisées par les travailleurs étant susceptible d’augmenter rapidement. Dans une étude dont les conclusions furent largement reprises par les médias, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne (2013) estimaient que 47 % des emplois actuellement occupés par des travailleurs américains étaient susceptibles d’être automatisés ; la Banque mondiale (2016) estime quant à elle que 57 % des emplois dans les pays de l’OCDE sont susceptibles de l’être. Ces études négligent souvent deux choses : d’une part, ce n’est pas parce qu’une technologie est disponible qu’elle sera forcément adoptée par les entreprises, puisque cette adoption dépendra du coût de cette substitution ; d’autre part, la diffusion de nouvelles technologies dans un secteur a souvent des effets dans le reste de l’économie.

Beaucoup d’analyses partent de l’hypothèse qu’une innovation de procédé vise à accroître la productivité, c’est-à-dire la valeur ajoutée par travailleur. Si c’est le cas, la diffusion de cette innovation tend à augmenter la demande de travail, ce qui stimule l’emploi et pousse les salaires à la hausse. Certes, dans la mesure où les travailleurs sont différents les uns des autres et, notamment, ne possèdent pas les mêmes qualifications, cette innovation peut profiter davantage à certains travailleurs plutôt qu’à d’autres et peut-être détruire des emplois dans certains secteurs. Mais l’on considère que les créations d’emploi qu’elle entraîne compensent les destructions d’emploi qu’elle peut occasionner. 

L’hypothèse à la base de ce raisonnement est discutable. Plusieurs nouvelles technologies, que Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2019) qualifient de « technologies d’automatisation », ne visent pas vraiment à accroître la productivité du travail, mais explicitement à substituer à ce dernier des machines moins chères dans un large éventail de tâches réalisées par les êtres humaines. Via leur adoption, elles se substituent à ces derniers, donc réduisent la demande de travail et détruisent des emplois : c’est l’« effet de déplacement » (displacement effect). En conséquence de la diffusion de telles technologies, la productivité tend à augmenter plus vite que les salaires et le partage de la valeur ajoutée tend à se déformer au détriment du travail [Acemoglu et Restrepo, 2018a]. Les données confirment un tel scénario. Par exemple, en étudiant les marchés du travail locaux des Etats-Unis entre 1990 et 2007, Acemoglu et Restrepo (2018b) notent que les secteurs qui adoptent le plus de robots industriels tendent à connaître les plus fortes baisses de demande de travail et les plus fortes baisses de la part de la valeur ajoutée rémunérant le travail. De plus, ces effets pervers sont bien plus prononcés pour les travailleurs peu qualifiés que pour les travailleurs qualifiés, ce qui contribue d'ailleurs à creuser les inégalités salariales. Le maintien de l’économie sur une trajectoire de croissance équilibrée est donc loin d’être évident [Acemoglu et Restrepo, 2018a].

Mais si la part du travail a pu rester assez stable à long terme et si les salaires ont pu augmenter peu ou prou au même rythme que la productivité sur l’essentiel de ces deux derniers siècles, cela signifie que d’autres facteurs ont contribué à neutraliser les effets pervers des technologies d’automatisation. Il est probable que ces dernières puissent accroître la demande de travail via d’autres canaux. Tout d’abord, la substitution de travailleurs par des machines moins chères provoque un « effet de productivité » (productivity effect) : comme le coût de production des tâches automatisées diminue, l’économie croît, ce qui accroît la demande de travail pour les tâches non automatisées. Peut notamment se produire un phénomène de déversement [Sauvy, 1980] : la mécanisation détruit peut-être des emplois dans les secteurs où elle s’opère, mais les gains de productivité qu’elle entraîne augmentent le pouvoir d’achat, via une baisse des prix dont profitent les consommateurs et/ou via une hausse des salaires dont profitent les travailleurs toujours employés, rendus plus efficaces par les machines ; ce supplément de pouvoir d’achat sera dépensé, si bien que des emplois sont créés dans d’autres secteurs de l’économie. 

Ensuite, l’automatisation entraîne une « accumulation du capital », qui accroît certes la demande de capital, mais augmente aussi la demande de travail. De plus, l’automatisation ne se contente pas de remplacer des tâches réalisées précédemment par des travailleurs : elle augmente la productivité des machines dans les tâches qui ont déjà été automatisées, ce qui se traduit par un « approfondissement de l’automatisation » et génère à nouveau un effet de productivité. Enfin, il faut garder à l’esprit qu’il y a différents types d’innovation contribuant à la croissance de la productivité. Au cours du temps, lorsque des technologies d’automatisation furent introduites, d’autres innovations permirent parallèlement de créer des tâches pour lesquelles les travailleurs présentaient un avantage compétitif. Et c’est cette création de nouvelles tâches qui constitue la force la plus puissante pour contrecarrer l’effet de déplacement. Acemoglu et Restrepo (2018a) notaient ainsi qu’entre 1980 et 2010, l’introduction et le développement de nouvelles tâches et nouveaux intitulés de poste expliquent environ la moitié de la croissance de l’emploi aux Etats-Unis.

L’intelligence artificielle offre de nouvelles opportunités pour automatiser davantage de tâches. C’est le cas avec la reconnaissance d’image, la reconnaissance vocale, la traduction, la comptabilité, les systèmes de recommandation et l’assistance à la clientèle. Ce choix n’est pas sans conséquences pour la distribution des revenus et la croissance de la productivité. D’une part, si les intelligences artificielles continuent à être utilisées à des fins d’automatisation sans qu’en parallèle soient introduites des innovations capables de créer de nouvelles tâches, alors leur diffusion nuira à l’emploi, déformera davantage le partage de la valeur ajoutée au détriment du travail et alimentera les inégalités de revenu. D’autre part, pour l’heure, les intelligences artificielles ont surtout conduit à une automatisation de tâches pour lesquelles elles s’avèrent moins productives que les travailleurs (pensons à la reconnaissance d'image). Si cela se poursuit ainsi, leur diffusion ne se traduira pas par de réels gains de productivité. Et pourtant, l’intelligence artificielle pourrait être utilisée pour créer de nouvelles tâches, au lieu de se contenter d’automatiser celles existantes. Acemoglu et Restrepo (2019) pensent que de telles opportunités existent par exemple dans les secteurs de l’éducation et de la santé ou un domaine comme la réalité augmentée. 

Les économistes se disent souvent confiants dans la capacité des marchés à allouer les ressources à leur usage le plus productif. Pourtant, il existe plusieurs situations où ce n’est pas le cas. Et de telles défaillances de marché sont particulièrement prégnantes dans le cas de l’innovation. En effet, les marchés dysfonctionnent lorsqu’il existe plusieurs paradigmes technologiques en concurrence. Il suffit que l’un de ces paradigmes soit plus développé que les autres pour que les chercheurs et entreprises le développent et délaissent celles-ci, même si elles auraient pu être plus productifs. Il y a en outre des phénomènes de dépendance au sentier : dès lors qu’un paradigme est développé, il est difficile de revenir en arrière et de tirer profit d’un autre paradigme, ne serait-ce parce que les clients se sont familiarisés avec le premier paradigme et que son développement a impliqué d’énormes coûts fixes [Nelson et Winter, 1977 ; Acemoglu, 2012]

 

Références

ACEMOGLU, Daron (2012), « Diversity and technological progress », in The Rate and Direction of Inventive Activity Revisited, University of Chicago Press. 

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ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018b), « Robots and jobs: Evidence from US labor markets », NBER, working paper, n° 23285. 

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