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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 16:47
Les anticipations d’inflation importent-elles vraiment pour l’inflation ?

C’est dans leur attaque portée contre les keynésiens orthodoxes et la courbe de Phillips qu’Edmund Phelps (1967) et Milton Friedman (1968) ont introduit les anticipations d’inflation en macroéconomie (1). Un arbitrage entre chômage et inflation serait possible si les agents ne modifiaient pas leurs anticipations d’inflation, or ils vont précisément les modifier. Dans le raisonnement de Friedman, si l’inflation accélère, les travailleurs surestimeront le salaire réel et offriront davantage de travail qu’ils ne l’auraient fait s’ils l’avaient estimé correctement, ce qui pousse effectivement à la baisse le chômage comme le prédisent les keynésiens orthodoxes. Mais les travailleurs vont finir par se rendre compte de leur erreur, réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation et donc réviser à la baisse leurs salaires réels. Ils vont donc dans un deuxième temps réduire leur offre de travail, si bien que le chômage reviendra à son niveau initial : le « taux de chômage naturel » (2). Le maintien du chômage en-deçà de ce taux naturel ne peut alors se faire qu’au prix d’une accélération continue de l’inflation. 

Les anticipations d’inflation, telles que les modélisent les monétaristes, sont de nature adaptative. Les nouveaux classiques vont poursuivre leur révolution contre les keynésiens en supposant qu’elles sont de nature rationnelle. C’est le cas de Robert Lucas (1972), qui estime que les entreprises font face à un « problème d’extraction du signal » : lorsque les prix augmentent, les firmes ne savent pas immédiatement dans quelle mesure il s’agit d’une hausse des prix relatifs plutôt que d’une hausse du niveau général des prix. Or, si dans le premier cas les entreprises doivent augmenter leur production, elles ne doivent pas le faire dans le second. Il y a donc bien une relation entre production et inflation chez Lucas, mais les autorités ne peuvent en tirer profit : seules les « surprises » d’inflation affectent la production et les entreprises finiront, là aussi, par corriger leurs anticipations. Les banques centrales pourraient être tentées de chercher à surprendre régulièrement les agents, mais ces derniers finiront par intégrer cette régularité dans leurs anticipations. Dans les années 1980, les nouveaux keynésiens ont également adopté l’hypothèse des anticipations rationnelles, mais en supposant en outre une viscosité des prix et salaires : il en résulta la « courbe de Phillips des nouveaux keynésiens », qui se distingue des précédents modèles en donnant un rôle aux anticipations courante du taux d’inflation de la période future et non à la seule anticipation passée du taux d’inflation courant.

Ces modèles ont été utilisés pour expliquer l’accélération de l’inflation et l’apparente instabilité de la courbe de Phillips durant les années 1970 aux Etats-Unis. En conséquence de leur diffusion, beaucoup estiment à présent que la Réserve fédérale est responsable, par son inaction, de la Grande Inflation, en ayant laissé déraper les anticipations d’inflation [Goutsmedt, 2020]. Même s’ils ne partagent pas forcément les conclusions des monétaristes et des nouveaux classiques, beaucoup d’économistes et de banquiers centraux considèrent aujourd’hui que les anticipations d’inflation constituent le mécanisme clé au cœur de la dynamique de l’inflation [Kose et alii, 2019]. Pour les prévisionnistes, cela implique que l’observation des anticipations d’inflation contribue à prédire l’évolution future de l’inflation. Pour les banquiers centraux, cela implique que la stabilisation de l’inflation, voire de l’activité économique, passe par l’« ancrage » et la « gestion » des anticipations d’inflation. 

Jeremy Rudd (2021) juge que cette idée repose sur des fondations théoriques fragiles (3). Par exemple, Friedman suppose que les entreprises sont toujours sur leur courbe de demande de travail même si les travailleurs ne sont pas sur leur courbe d’offre de travail, c’est-à-dire suppose implicitement que le marché des biens est toujours à l’équilibre. Aussi bien Phelps que Friedman supposent finalement qu’il n’y a pas d’illusion monétaire et que les perturbations nominales n’ont jamais d’effets réels permanents, alors qu’il s’agit finalement de la conclusion qu’ils cherchent à démontrer. Ils font également l’hypothèse que l’économie retrouvera un équilibre, alors que la littérature n’a pas réussi à démontrer la stabilité d’un équilibre général [Fischer, 1983]. De son côté, le modèle de Lucas met l’accent sur les difficultés des entreprises à déterminer dans quelle mesure la hausse des prix qu’elles observent correspond à une hausse du niveau général des prix plutôt qu’à une hausse de leurs prix relatifs, alors même que Lucas suppose que des statistiques liées à ce type de données sont en libre accès. Enfin, Rudd remarque que tous ces modèles considèrent les anticipations d’inflation à court terme, c’est-à-dire dans la période ultérieure, alors que les autorités monétaires considèrent les anticipations d’inflation à long terme. Or, s’ils incorporaient les anticipations d’inflation de long terme, ils pourraient aboutir à d’autres implications en termes de politique économique.

Ensuite, Rudd souligne qu’il n’y a pas eu de preuves empiriques directes de l’importance des anticipations d’inflations. Chaque modèle prit isolément aboutit à des prédictions qui ne collent pas avec les données empiriques. Par exemple, Friedman suppose que le salaire réel est contracyclique, alors que les données indiquant qu’il est procyclique. La courbe de Phillips des nouveaux keynésiens peine à être empiriquement validée [Rudd et Whelan, 2005 ; 2006]. Mais surtout, et plus largement, l’observation du comportement de fixation des prix par les entreprises suggère que beaucoup d’entre elles tendent davantage à répondre aux hausses des coûts qu’elles observent plutôt qu’elles ne cherchent à les anticiper [Blinder et alii, 1998].

Par contre, les travaux empiriques ont permis d’identifier plusieurs facteurs, autres que les anticipations d’inflation, jouant manifestement un rôle dans la dynamique observée de l’inflation. Il y a par exemple un lien entre le comportement des prix à long terme et le coût du travail [Peneva et Rudd, 2017]. Les ménages semblent également moins porter d’attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais cela ne tient pas forcément aux anticipations d’inflation : les ménages se comportent certainement ainsi non pas parce qu’ils anticipent alors une faible inflation, mais parce qu’il y a moins de chances qu’ils considèrent que leur récente revalorisation salariale soit en retard sur la hausse du coût de la vie.

A force d’entendre de la part de leurs économistes que l’inflation dépend étroitement des anticipations d’inflation, les banques centrales risquent de se focaliser excessivement sur celles-ci et de souffrir d’une illusion de contrôle. Elles peuvent aussi bien réagir inutilement à un changement des anticipations d’inflation que de rester inactive face à une ample variation de l’inflation au motif que les anticipations d’inflation restent stables. En fait, Rudd estime que les banques centrales courent peut-être le risque de parler excessivement de l’inflation : à force d’évoquer un écart entre l’inflation observée et la cible qu’elles poursuivent, elles risquent d’amener les agents à accorder plus d’attention à l’inflation, ce qui rendrait celle-ci bien plus sensible aux fluctuations de l'activité. 

 

(1) Il y a une certaine ironie. Les keynésiens orthodoxes ont donné peu de place aux anticipations, peut-être notamment parce qu’il leur était difficile de les modéliser, et c’est sur ce terrain là que les monétaristes et les nouveaux classiques ont porté leur attaque. Or, Keynes, dans sa Théorie générale, reprochait précisément (parmi d'autres choses) aux néoclassiques de ne pas donner assez d’importance aux anticipations. 

(2) Comme le remarqua Phelps, Friedman évoque en fait un « taux d’activité naturel » plutôt qu’un « taux de chômage naturel ».

(3) Rudd débute son exposé en évoquant d’autres idées qui sont généralement admises chez les économistes, mais qui ne se fondent ni sur des éléments empiriques robustes, ni même sur des fondations théoriques solides : celle selon laquelle les fonctions de production agrégées fournissent une bonne image du côté de l’offre de l’économie ; celle selon laquelle l’économie retourne vers un équilibre après un laps de temps suffisamment éloigné, en l’occurrence suffisamment éloigné pour que tous les prix se soient ajustés ; et celle selon laquelle la courbe de demande agrégée sur le marché du travail est décroissante.

 

Références

BLINDER, Alan S., Elie R. D. CANETTI, David E. LEBOW & Jeremy B. RUDD (1998), Asking About Prices: A New Approach to Understanding Price Stickiness, Russell Sage Foundation.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58.

GOUTSMEDT, Aurélien (2020), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », document de travail.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

LUCAS, Robert E., Jr. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4.

PENEVA, Ekaterina V., & Jeremy B. RUDD (2017), « The passthrough of labor costs to price inflation », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 49.

PHELPS, Edmund S. (1967), « Phillips curves, expectations of inflation and optimal unemployment over time », in Economica, vol. 34, n° 135.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2005), « New tests of the new-Keynesian Phillips curve », in Journal of Monetary Economics, vol. 52.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2006), « Can rational expectations sticky-price models explain inflation dynamics? », in American Economic Review, vol. 96.

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22 septembre 2021 3 22 /09 /septembre /2021 17:12
Comment expliquer le ralentissement de la croissance américaine à long terme ?

Comme bien d’autres pays développés, l’économie américaine a eu tendance à connaître un ralentissement de sa croissance ce dernier demi-siècle. Sa croissance tendancielle a particulièrement ralenti à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Elle a significativement accéléré dans les années 1990 pour atteindre un pic en 2000, avant de ralentir à nouveau les deux décennies suivantes. La date à laquelle ce nouveau ralentissement s’est amorcé reste sujette à débat : certains, comme John Fernald et alii (2017), estiment qu’elle se situe au milieu des années 2000, mais pour d’autres, comme Juan Antolin-Diaz et alii (2017), elle se situerait bien plus tôt au début de la décennie. Dans tous les cas, il est plutôt admis que le début du ralentissement est antérieur à la crise financière mondiale.

GRAPHIQUE 1  Croissance du PIB et inflation aux Etats-Unis (en %)

Comment expliquer le ralentissement de la croissance américaine à long terme ?

source : Maffei-Faccioli (2021)

Les raisons derrière le ralentissement observé ces deux dernières décennies restent bien plus sujettes à controverse que son calendrier. Il y a deux grandes interprétations concurrentes. D’un côté, certains mettent en avant des facteurs du côté du l’offre. C’est le cas notamment de John Fernald et alii (2017), qui estiment que le ralentissement de la croissance américaine tient pour l’essentiel au ralentissement de la croissance de la productivité et à la chute du taux d’activité. De nombreux facteurs ont été avancés pour expliquer ces tendances : un tarissement de l’innovation et un accroissement des difficultés à trouver de nouvelles idées [Gordon, 2012 ; Bloom et alii, 2020], des facteurs démographiques comme le vieillissement de la population [Gordon, 2014 ; Jones, 2020], la hausse du pouvoir de marché des entreprises [Gutiérrez et Philippon, 2017], un essoufflement du dynamisme des entreprises [Akcigit et Ates, 2019], etc.

Pour d’autres, l’explication par l’offre ne tient pas. Par exemple, pour Larry Summers (2014, 2015), si les piètres performances en termes de croissance de ces deux dernières décennies s’expliquaient par l’offre, on aurait dû assister à une accélération de l’inflation. Au contraire, l’inflation est restée très faible, en l’occurrence à un niveau inférieur à la cible de la Réserve fédérale. Pour Summers, la concomitance d’une faible croissance et d’une faible inflation suggère que les Etats-Unis, comme d’autres pays développés, sont confrontés à une « stagnation séculaire », c’est-à-dire un déficit chronique de demande globale. Olivier Blanchard et alii (2017) et Gianluca Benigno et Luca Fornaro (2018) ont suggéré qu’une telle situation pouvait être provoquée par un pessimisme généralisé quant aux perspectives économiques futures. De leur côté, Olivier Blanchard et alii (2015) ont observé qu’une part significative des récessions par la demande qui ont touché les pays développés ce dernier demi-siècle a été suivie non seulement par une production durablement plus faible, mais également par une croissance tendanciellement plus faible, un phénomène que Laurence Ball (2014) a qualifié d’effet de « super-hystérèse ». Plus récemment, Francesco Furlanetto et alii (2021) ont estimé que les fluctuations de l’activité aux Etats-Unis s’expliquaient pour plus de moitié par des chocs de demande et en l’occurrence par des chocs de demande ayant des effets permanents sur l’activité.

En s’appuyant sur un modèle VAR structurel bayésien, Nicolò Maffei-Faccioli (2021) a cherché à déterminer empiriquement les contributions respectives de l’offre et de la demande au ralentissement tendanciel de la croissance américaine. Afin de distinguer les chocs selon qu’ils touchent la demande ou l’offre, il a repris l’idée de Larry Summers (2015) selon laquelle la croissance de la production et l’inflation devraient aller dans le même sens dans le cas des chocs de demande, mais dans le sens contraire dans le cas de chocs d’offre.

Au terme de son analyse, Maffei-Faccioli conclut que les facteurs du côté de l’offre expliquent l’essentiel de la croissance américaine avant 2000. En effet, ils ont contribué presque exclusivement au ralentissement de la croissance américaine lors des années 1970 et lors de son accélération dans les années 1990. Ce résultat est cohérent avec l'idée selon laquelle les années 1970 auraient été affectées par la décélération de la croissance de la productivité et avec l'idée selon laquelle la croissance américaine se serait accélérée dans les années 1990 avec la diffusion des nouvelles technologies d'information et de communication. Par contre, Maffei-Faccioli estime que la demande explique plus de la moitié du ralentissement observé après 2000 : si au début des années 2000, la croissance ralentit avant tout en raison de facteurs du côté de l’offre, c’est ensuite la demande qui accentue ce ralentissement, en particulier après la crise financière mondiale.

GRAPHIQUE 2  Contributions de la demande et de l’offre à la croissance et à l’inflation tendancielles aux Etats-Unis (en points de %)

Comment expliquer le ralentissement de la croissance américaine à long terme ?

source : Maffei-Faccioli (2021)

Alors que l'inflation des années 1970 était pour l'essentiel un phénomène d'offre, la demande globale semble également avoir joué un rôle déterminant dans l’évolution de l’inflation ces dernières décennies : malgré le fait que les facteurs du côté de l’offre aient eu tendance à pousser l’inflation à la hausse depuis 2000, leur effet a été plus que contrebalancé par celui de la demande, si bien que l'inflation s'est retrouvée contenue en-deçà de la cible de la Fed au cours de la dernière décennie. Cela pourrait contribuer à expliquer aussi bien la « déflation manquante » de la Grande Récession que l’« inflation manquante » de la reprise ultérieure. 

 

Références

AKCIGIT, Ufuk, & Sina T. ATES (2019), « What happened to U.S. business dynamism? », NBER, working paper, n° 25756.

ANTOLIN-DIAZ, Juan, Thomas DRECHSEL & Ivan PETRELLA (2017), « Tracking the slowdown in long-run GDP growth », in Review of Economics and Statistics, vol. 99, n° 2.

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BENIGNO, Gianluca, & Luca FORNARO (2018), « Stagnation traps », in Review of Economic Studies, vol. 85, n° 3.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », NBER, working paper, n° 21726.

BLANCHARD, Olivier, Guido LORENZONI & Jean Paul L’HUILLIER (2017), « Short-run effects of lower productivity growth: A twist on the secular stagnation hypothesis », NBER, working paper, n° 23160.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John Van REENEN & Michael WEBB (2020), « Are ideas getting harder to find? », in American Economic Review, vol. 110, n° 4.

FERNALD, John G., Robert E. HALL, James H. STOCK & Mark W. WATSON (2017), « The disappointing recovery of output after 2009 », in Brookings Papers on Economic Activity.

FURLANETTO, Francesco, Antoine LEPETIT, Orjan ROBSTAD, Juan RUBIO-RAMÍREZ & Pal ULVEDAL (2021), « Estimating hysteresis effects », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2021-059.

GORDON, Robert J. (2012), « Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », CEPR, policy insight, n° 63.

GORDON, Robert J. (2014), « The demise of U.S. economic growth: Restatement, rebuttal, and reflections », NBER, working paper, n° 19895.

GORDON, Robert. J. (2015), « Secular stagnation: A supply-side view », in American Economic Review, vol. 105, n° 5.

GUTIÉRREZ, Germán, & Thomas PHILIPPON (2016), « Investment-less growth: An empirical investigation », NBER, working paper, n° 22897.

JONES, Charles I. (2020), « The end of economic growth? Unintended consequences of a declining population », NBER, working paper, n° 26651.

MAFFEI-FACCIOLI, Nicolò (2021), « Identifying the sources of the slowdown in growth: Demand vs. supply », Norges Bank, working paper, n° 2021/9.

SUMMERS, Lawrence (2014), « U.S. economic prospects: Secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound », in Business Economics, vol. 49, n° 2.

SUMMERS, Lawrence (2015), « Demand side secular stagnation », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 105, n° 5.

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19 septembre 2021 7 19 /09 /septembre /2021 15:22
Les chocs de demande ont des effets permanents

Lorsque John Maynard Keynes pose les jalons de la macroéconomie, il s’efforce de démontrer non seulement que la demande globale joue un rôle crucial dans le cycle d’affaires, mais aussi que le long terme ne constitue finalement qu’une succession de courtes périodes : l’évolution de l’économie à long terme dépendrait étroitement de la trajectoire qu’elle emprunte et en l’occurrence de l’évolution de la demande.

Pourtant, dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, les macroéconomistes orthodoxes écartent très rapidement cette idée en considérant que la trajectoire à long terme de l’économie est déterminée du côté de l’offre et que la demande n’exerce une influence qu’à court terme. Pour reprendre la terminologie moderne, seuls les chocs d’offre sont supposés exercer un effet permanent sur l’activité, tandis que les chocs de demande sont supposés n’avoir qu’un effet transitoire. Ou, pour le dire encore autrement, les chocs de demande feraient varier la production autour de la production potentielle, mais n’affecteraient guère cette dernière. Cette hypothèse fonde notamment la version de base des modèles DSGE. Quant aux utilisateurs de modèles VAR, ils cherchent certes à partir un maximum des données empiriques en faisant un minimum d’hypothèses, mais, lorsqu’ils cherchent à identifier la nature des chocs touchant l’économie, ils reprennent souvent l’hypothèse d’Olivier Blanchard et Danny Quah (1989) selon laquelle les chocs aux effets permanents qui seraient observés seraient forcément des chocs d’offre.

L’idée keynésienne selon laquelle la demande globale est susceptible d’influencer la trajectoire de l’économie à long terme a surtout été développée dans les travaux hétérodoxes, en particulier post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Elle n’a toutefois pas été totalement absente de la macroéconomie orthodoxe. S’interrogeant sur l’apparente incapacité du chômage européen à refluer rapidement après chacune de ses hausses, Olivier Blanchard et Larry Summers (1986) ont emprunté la notion d’hystérèse (ou d’hystérésis) pour désigner la possibilité que le chômage conjoncturel devienne assez spontanément structurel. Depuis, beaucoup utilisent également cette notion pour évoquer l'éventualité que les chocs de demande négatifs dégradent de façon permanente la production potentielle.

La littérature a proposé plusieurs canaux via lesquels les effets d'hystérèse sont susceptibles de se manifester [Cerra et alii, 2020]. Par exemple, à mesure que les travailleurs restent au chômage, une partie de leurs compétences s’use ou devient obsolète, leur santé se dégrade, etc. Non seulement cette dépréciation du capital humain complique le retour des chômeurs à l’emploi, mais en outre elle se traduit par une perte de leur productivité une fois qu’ils reviennent à l’emploi. De plus, l’assurance-chômage et les minima sociaux pourraient réduire les incitations des chômeurs à rechercher activement un emploi. Ou encore, le manque de débouchés lors des récessions amène les firmes à réduire leurs investissements. Or, non seulement ce manque d’investissement limite la capacité des entreprises à accroître la production et à embaucher lorsque l’économie connaît la reprise, mais en outre il risque aussi de déprimer la productivité à plus long terme, en particulier dans le cas des dépenses de recherche-développement [Anzoategui et alii, 2019].

La théorie de l’hystérèse a reçu un nouvel écho dans le sillage de la Grande Récession de 2008. En effet, suite à celle-ci, la production dans la plupart des pays développés est restée inférieure à la trajectoire qu’elle avait tendance à suivre avant-crise. Plusieurs études empiriques ont depuis suggéré que des effets d’hystérèse ont été effectivement à l’œuvre, non seulement lors de la crise financière mondiale, mais également lors des précédentes récessions : suite à une récession, la production ne parvient pas à rejoindre la trajectoire qu’elle suivait tendanciellement avant la récession [Cerra et Saxena, 2008 ; Haltmaier, 2012 ; FMI, 2015 ; Martin et alii, 2015 ; Cerra et Saxena, 2017]. Par exemple, en examinant les récessions qui se sont produites au cours du dernier demi-siècle dans 23 pays, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Larry Summers (2015) notent que les deux tiers d’entre elles ont été suivies par une production tendanciellement plus faible. En outre, lors de la moitié de celles-ci, la récession a été également suivie par une croissance de la production tendanciellement plus faible : la production tendrait à s’éloigner toujours davantage de sa trajectoire tendancielle d’avant-crise, un phénomène que Laurence Ball (2014) a qualifié de « super-hystérèse ».

Dans la mesure où les politiques conjoncturelles affectent la demande globale et où cette dernière influence la production à long terme, alors il est également probable que les politiques conjoncturelles influencent la production à long terme. Antonio Fatás et Larry Summers (2018) décèlent empiriquement les effets permanents de la politique budgétaire, en l’occurrence l’effet nocif des plans d’austérité à long terme, tandis qu’Òscar Jordà, Sanjay Singh et Alan Taylor (2020) mettent à jour les effets persistants de la politique monétaire. Par conséquent, il apparaît justifié que les politiques conjoncturelles soient rapidement assouplies lors des récessions pour éviter que les effets d’hystérèse ne se manifestent et ne détériorent irrémédiablement la production potentielle. Les effets d'hystérèse plaident également pour le maintien de politiques accommodantes lorsque l’économie se rapproche de ce qui s'apparente être son plein-emploi : une surchauffe pourrait en effet stimuler la production potentielle et réduire le chômage structurel [Bluedorn et Leigh, 2019].

Francesco Furlanetto, Antoine Lepetit, Orjan Robstad, Juan Rubio-Ramírez et Pal Ulvedal (2021) ont cherché à quantifier l’importance des effets d’hystérèse dans le cas de l’économie américaine. Pour cela, ils se sont appuyés sur un modèle VAR structurel en utilisant les données américaines relatives à la production par tête, à l’inflation, au taux d’emploi et à l’investissement pour la période allant du premier trimestre 1983 au quatrième trimestre 2019. Pour différencier les chocs d’offre des chocs de demande, ils ont observé la covariation à court terme entre la croissance de la production et l’inflation, comme le conseillait notamment Larry Summers (2015) : les prix et la production sont supposés aller dans le même sens dans le sillage des chocs de demande, mais dans le sens contraire dans le sillage des chocs d’offre.

Furlanetto et alii concluent alors que les effets d’hystérèse jouent un rôle significatif dans les fluctuations de l’activité ; ils apparaissent plus clairement lorsque l’épisode de la Grande Récession est inclus dans l’échantillon. En effet, les chocs de demande qu’ils identifient entraînent des baisses permanentes de la production ; quand c’est le cas, Furlanetto et ses coauteurs qualifient ces chocs de « chocs de demande permanents ». En l’occurrence, ces derniers expliqueraient plus de la moitié des fluctuations de la production à long terme aux Etats-Unis (cf. graphique). En outre, ces chocs exercent un effet négatif permanent sur les prix, l’emploi et l’investissement.

GRAPHIQUE  Décomposition historique du taux de croissance du PIB par tête étasunien selon la nature du choc
 

Les chocs de demande ont des effets permanents

source : Furlanetto et alii (2021)

Les effets d’hystérèse semblent transiter pour l’essentiel via l’emploi ; la productivité du travail n’apparaît guère affectée. En creusant davantage leur analyse, Furlanetto et ses coauteurs notent que la baisse de l’emploi observée lors des chocs de demande permanents s’accompagne d’une hausse du chômage de long terme, d’une baisse du taux d’activité et d’une hausse des demandes de pensions d’invalidité. Ces constats suggèrent que les effets d’hystérèse s’expliqueraient avant tout par la tendance des chômeurs à perdre en employabilité, notamment avec la dépréciation du capital humain. 

Quant à l’effet apparemment neutre des chocs de demande permanents sur la productivité du travail, Furlanetto et alii estiment qu’il résulte du jeu de deux forces contraires. D’un côté, la part des travailleurs dans les emplois aux tâches routinières, donc a priori relativement peu productives, diminue dans le sillage des chocs de demande permanents, ce qui pousse mécaniquement la productivité à la hausse. Mais, d’un autre côté, l’intensité capitalistique et la productivité globale des facteurs tendent à s’essouffler, certainement en raison de l’impact du choc de demande sur l’investissement, mais cet effet-là tend à déprimer la productivité, donc par là à compenser le premier effet. Furlanetto et ses coauteurs notent par contre que la productivité du travail réagit fortement à un choc d’offre permanent, ce qui est cohérent avec les théories faisant des chocs d’offre les principaux vecteurs de la croissance de la productivité du travail à long terme.

 

Références

ANZOATEGUI, Diego, Diego COMIN, Mark GERTLER & Joseba MARTINEZ (2019), « Endogenous technology adoption and R&D as sources of business cycle persistence », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 11, n° 3.

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, n° 15/230.

BLANCHARD, Olivier J., & Danny QUAH (1989), « The dynamic effects of aggregate demand and supply disturbances », in American Economic Review, vol. 79, n° 4.

BLANCHARD, Olivier, & Lawrence SUMMERS (1986), « Hysteresis and the European unemployment problem », in Stanley Fischer (dir.), NBER Macroeconomics Annual, vol. 1, éditions MIT Press.

BLUEDORN, John, & Daniel LEIGH (2019), « Hysteresis in labor markets? Evidence from professional long-term forecasts », FMI, working paper, n° 19/114.  

CERRA, Valerie, Antonio FATAS & Sweta C. SAXENA (2020), « Hysteresis and business cycles », FMI, working paper, n° 20/73.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2017), « Booms, crises, and recoveries: A new paradigm of the business cycle and its policy implications », FMI, working paper, n° 17/250.

FATÁS, Antonio, & Lawrence H. SUMMERS (2018), « The permanent effects of fiscal consolidations », in Journal of International Economics, vol. 112.

FMI (2015), « Where are we headed? Perspectives on potential output », World Economic Outlook, chapitre 3.

FURLANETTO, Francesco, Antoine LEPETIT, Orjan ROBSTAD, Juan RUBIO-RAMÍREZ & Pal ULVEDAL (2021), « Estimating hysteresis effects », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2021-059.

HALTMAIER, Jane (2012), « Do recessions affect potential output? », Réserve fédérale, international finance discussion paper, n° 1066.

LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L’Economie post-keynésienne, éditions La Découverte.

MARTIN, Robert, Teyanna MUNYAN, & Beth Anne WILSON (2015), « Potential output and recessions: Are we Fooling ourselves? », Réserve fédérale, international finance discussion paper, n° 1145.

SUMMERS, Lawrence (2015), « Demand side secular stagnation », in American Economic Review, vol. 105, n° 5.

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